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180030 novembre 2010 — Au risque de nous répéter, nous nous répétons puisqu’il le faut. Les fuites massives de Wikileaks n’importent pas pour le contenu des fuites, même si ce contenu exacerbe les analyses, les thèses et hypothèses, et les complots derrière lesquels les uns et les autres courent depuis que 9/11 a ouvert cette ère de l’incertitude de l’information, et tout cela concernant tous les sujets possibles puisque les fuites couvrent effectivement tous les sujets possibles.
Le chapitre ouvert par cet épisode des fuites est celui d’une accentuation extrême de l’incertitude de la perception de la réalité, et cela par la mise en cause fondamentale des moyens les plus essentiels de cette perception de la réalité. Cela est jusqu’au point où, comme nous l’observions nous-mêmes le 29 novembre 2010, le virtualisme, lui-même dans ses ultimes retranchements, est touché de plein fouet. Ce dernier point implique que c’est cette fois le monde de nos directions politiques qui est directement confronté à cette incertitude, qui touche aussi bien les relations entre les pays et les groupes de pays, que, à l’intérieur même de ces pays (on pense d’abord aux USA), les relations entre les divers ministères, agences, etc. Plus personne, désormais, ne sait ce qui est secret et ne l’est pas, ce qui est dissimulation et ce qui ne l’est pas, ce qui est politique et ce qui est montage, en attendant sans doute de nouvelles mesures de protection qui vont être mises au point, ajoutant encore des interférences majeures à la confusion générale.
Bien sûr, on peut aussi bien élaborer l’hypothèse complexe qu’il s’agit d’une provocation sciemment lancée par les USA, dans un but si évident qu’on en peut trouver 36 autres (de buts), y compris avec des effets contreproductifs qui seraient une ruse de plus ; l’imagination n’est jamais à cours et les USA sont décidément perçus comme une puissance si exceptionnelle qu’on pourrait lui prêter également la machination du déclenchement de l’ouragan Katrina pour liquider les blacks de la Nouvelle Orléans ; du global warming pour laisser les autres réduire leur pollution en contraignant leur économie et poursuivant la leur à fond pour faire triompher leur propre économie déjà “vibrante” comme l’on sait ; de la défaite en Afghanistan qui dissimule une victoire d’autant plus éclatante qu’elle paraît une défaite ; des avatars du JSF pour faire croire qu’il ne marche pas alors qu’il marcherait, – et ainsi de suite ; nous-mêmes, nous l’avouons, épuisés par cet empilement de sciences et de connaissances des choses cachées, auxquelles nous ne pouvons prétendre. Nous laisserons de côté cet aspect des choses non sans observer que les USA semblent parfois paraître plus puissants et invincibles encore aux yeux de certains de leurs adversaires les plus acharnés, que dans le cœur de leurs hagiographes. Ce n’est pas peu dire et cela en dit beaucoup sur les psychologies, au rayon des fascinations sacralisées.
Quelques commentateurs distinguent quelques éléments de la chose qui importe, qui est un réel basculement de la question de l’information (“secrète” et officielle dans ce cas), sans pour autant explorer les conclusions qui devraient nous entraîner sur des voies inédites. C’est le cas de Heather Brooke, du Guardian, le 29 novembre 2010. On lira cet extrait, si cela est possible pour les esprits concernés, en écartant les innombrables interrogations sur 9/11, mais en se concentrant sur ce que cela nous dit de la question de l’information, et du système de la communication en tant que tel.
«[T]hat is why the Siprnet database – from which these US embassy cables are drawn – was created in the first place. The 9/11 commission had made the remarkable discovery that it wasn't sharing information that had put the nation's security at risk; it was not sharing information that was the problem. The lack of co-operation between government agencies, and the hoarding of information by bureaucrats, led to numerous “lost opportunities” to stop the 9/11 attacks. As a result, the commission ordered a restructuring of government and intelligence services to better mimic the web itself. Collaboration and information-sharing was the new ethos. But while millions of government officials and contractors had access to Siprnet, the public did not.
»But data has a habit of spreading. It slips past military security and it can also leak from WikiLeaks, which is how I came to obtain the data. It even slipped past the embargoes of the Guardian and other media organisations involved in this story when a rogue copy of Der Spiegel accidentally went on sale in Basle, Switzerland, on Sunday. Someone bought it, realised what they had, and began scanning the pages, translating them from German to English and posting updates on Twitter. It would seem digital data respects no authority, be it the Pentagon, WikiLeaks or a newspaper editor. […]
»[W]hen data breaches happen to the public, politicians don't care much. Our privacy is expendable. It is no surprise that the reaction to these leaks is different. What has changed the dynamic of power in a revolutionary way isn't just the scale of the databases being kept, but that individuals can upload a copy and present it to the world…»
Donc, Wikileaks ouvre l’ère de l’incertitude au cœur même de la citadelle retranchée du système, dans le domaine reconnu comme essentiel de l’information. La question n’est pas d’avoir des informations, mais bien de savoir ce que valent les tonnes d’information dont nous disposons, et, surtout, ce que vaut dans ce flot énorme l’“information officielle” dont Rumsfeld annonçait dès la fin 2001 qu’elle utiliserait le mensonge comme “arme de guerre”. Cette question, nous la posions d’une façon structurée dès le début 2002, après la première phase de l’attaque US de l’Afghanistan. Notre réponse était que l’information était désormais absolument et complètement relative, et que la plus relative d’entre toutes, la moins croyable sur sa simple “bonne mine” et sur ses prétentions, était sans aucun doute l’information officielle. Quoi qu’en disent les historiens du genre cynique qui savent récrire les choses, c’était une véritable première révolution dans ce domaine de la communication, déjà largement préparée par la guerre du Kosovo. Avant cette époque, il restait, autour de l’“information officielle”, une réputation de crédit qui faisait qu’on prenait cette information comme références (même si c’était, dans certains cas, pour la mettre en question) ; depuis 1999-2001, l’“information officielle” est, pour le public informé et notamment les commentateurs indépendants évoluant à partir de là vers des positions antisystèmes de plus en plus affirmées, la référence de la pourriture en matière d’information, la référence du mensonge (y compris virtualiste), quitte, parfois, à lui trouver une petite once de vérité après enquête minutieuse… La perception référentielle s’est complètement renversée.
Cette même question de la relativité de l’information, et notamment dans ce cas également l’“information officielle”, existait aussi de facto à l’intérieur des sphères officielles, entre gouvernements et services officiels, mais sans que cela fut reconnu comme un fait avéré ; disons que c’était parfois, pour certains, comme un certain malaise... (D’où, d’ailleurs, comme conséquence inévitable de la fausseté non encore actée de l’information officielle à l’intérieur de ses propres réseaux, un nombre considérable d’erreurs, de fautes, de fausses manœuvres, etc., et, d’une façon plus générale, une auto désinformation qui s’inscrivait dans le système général du virtualisme.)
L’affaire Wikileaks-State department ajoute une nouvelle dimension. Elle apporte la preuve, avec des tonnes de dépêches secrètes et diverses, que la réponse à cette question est sans aucun doute affirmative : oui, l’“information officielle” n’est plus une référence de stabilité, elle est fondamentalement relative et complètement instable, c’est-à-dire avec des possibilités considérables de fausseté, de mystification, de manipulation, le plus souvent privilégiés sur le reste, et cela même à l’intérieur des circuits officiels entre alliés, mais aussi entre services, entre agences, etc., d’un même pays. (On avait déjà eu un avant-goût de cette nouvelle “vérité officielle” selon laquelle la vérité officielle n’existe pas, avec le cas du JSF, où la tromperie et la mystification entre services officiels US, et entre les USA et leurs alliés, ont été élevées au rang d’un des beaux-arts du domaine.)
Il s’agit bien entendu d’un événement formidable, qui laisse à mille lieues la “révélation”, par exemple, selon, laquelle les USA veulent la peau de l’Iran, et d’autres pays aussi, chose sur laquelle tout le monde discourt à longueur d’articles depuis au moins cinq ans. (On observera que cette “révélation” ne donne pas pour autant, ni aux USA, ni à Israël, ni les moyen ni les tripes, pour employer un mot poli, de faire la peau à l’Iran par une attaque massive, issue également annoncée depuis cinq ans.)
En développant ces remarques, nous nous servons de celles de Heather Brooke, mais en les contredisant en un sens. L’accès de milliers, de dizaines, voire de centaines de milliers de fonctionnaires (US) au réseau Siprnet n’en a pas fait des gens à part, détenteurs seuls de la vraie “vérité officielle”, mais des croyants de plus en plus indécis et qui, aujourd’hui, sont soudain saisis par la certitude de l’apostasie à propos de la validité de cette “vérité officielle”. Tous les précédents, les haines, les jalousies, les concurrences (par ailleurs révélées par les fuites Wikileaks) agissaient évidemment dans ce sens, préparaient le terrain de la révélation. Le réseau Siprnet, avant sa mise à jour par les fuites, n’avait fait que leur révéler la masse énorme de l’éventuelle tromperie de la “vérité officielle” si celle-ci, comme ils pouvaient commencer à s’en douter, n’était pas la vérité… Maintenant, ils savent…
Là-dessus, Heather Brooke introduit une idée que, malheureusement, elle ne pousse pas à son terme, ou dont elle ne distingue pas le potentiel, – après sa remarque selon laquelle les fuites de Wikileaks ont, elles-mêmes, été l’objet de fuites : «It would seem digital data respects no authority, be it the Pentagon, WikiLeaks or a newspaper editor…»
Effectivement, ce que laisse sous-entendre cette remarque, c’est l’idée d’un réseau, du réseau général des informations (expression intentionnellement vague pour marquer le mystère de la situation en cours), échappant à toute autorité, agissant comme s’il était devenu lui-même sa propre autorité. Nous revenons sur l’idée des systèmes anthropotechniques, dont nous avons beaucoup débattu (voir la rubrique DIALOGUES, entre Jean-Paul Baquiast et Philippe Grasset). La question qu’on soulève ici est de savoir dans quelle mesure les grands réseaux d’information ne se transforment pas en systèmes anthropotechniques (ou système “anthropo informationnel”, d’une forme absolument inédite), échappant pour l’instant à toute classification.
Ce que nous montre l’affaire des fuites Wikileaks, c’est effectivement que la masse d’informations, le contrôle souvent défectueux et contreproductif de ces masses d’information, le caractère absolument relatif de ces informations avec les multiples interventions de déformation, la masse des émetteurs d’informations avec les centres d’intérêts divergents dont ils dépendent, enfin les fuites massives couronnant le tout, en sont arrivés à une situation d’absolue absence de contrôle ; et l’on dirait effectivement que, s’il y a un seul absolu, aujourd’hui, dans l’information officielle, effectivement c’est dans l’absence de contrôle qu’on le trouve, ce qui implique effectivement une situation révolutionnaire. Dès lors se pose la question de savoir si la dynamique de cette masse d’information hors de tout contrôle répond au simple hasard ou si elle évolue dans un sens bien déterminé. Si l’on en juge par le caractère résolument déstructurant du système qui se forme avec cette dynamique, on est conduit à mettre en question l’hypothèse du hasard. D’une certaine façon, on pourrait faire l’hypothèse que, si le système général qui nous gouverne est effectivement comme nous l’affirmons la “source de tous les maux”, alors les avatars terribles que subissent ses réseaux d’information apparaissent comme s’il se créait un autre système qu’on devrait qualifier objectivement de “système antisystème”, et alors on se trouverait dans l’hypothèse de la création de facto d’un système anthropotechnique à finalité antagoniste du système général.
Cette réflexion s’appuie effectivement beaucoup plus sur l’intuition (ce que nous nommons l’intuition haute) que sur l’empire de la raison humaine, c’est-à-dire l’intuition comme inspiratrice et utilisant la raison humaine comme outil de cette réflexion. Là aussi, la logique des situations est respectée puisqu’on sait bien que le système s’est appuyé sur la raison humaine et lui a donné le plus beau rôle, le rôle principal, en l’emprisonnant à lui et en la compromettant d’autant, en la mettant à la place inspiratrice qui revient évidemment à l’intuition haute.
Il ne s’agit certes pas d’avancer des hypothèses qui nous paraissent un peu trop renvoyer aux mêmes travers qui ont abouti à la formation du système général que nous combattons, hypothèses de type “culture-Internet”, ou système d’opposition à partir d’un système d’information dissident, ou appelant à la dissidence les réseaux officiels, qui tous s’appuient directement ou indirectement sur l’impulsion de la seule raison humaine élevée en “inspiratrice” à l’image (usurpée dans ce cas) de l’intuition haute. On évoque de façon différente la création d’une dynamique, éventuellement, puis nécessairement dotée d’un sens, qui utilise la puissance du système et profite de ses travers pour créer une force ou substantiver une force supérieure, qui n’acquiert ce sens, et peut-être une autonomie l’apparentant à une sorte de système anthropotechnique, que parce qu’elle poursuit cette poussée antisystème. Cette force n’existe alors en tant que telle, ne se constitue, ne se légitime que dès lors qu’elle s’oppose au système qui est la “source de tous les maux”. De ce point de vue, elle renvoie à l’intuition haute qui, pour l’instant, ne cherche pas à créer un système ou quoi que ce soit de la même sorte qui puisse s’imposer comme alternative ou quelque chose de cette sorte, mais qui cherche d’abord et prioritairement à réduire décisivement cette “source de tous les maux”, à la déstructurer, à la démembrer littéralement, à la pulvériser.
Si l’on prend en considération ce type d’hypothèse, on doit admettre que nous approchons du moment décisif où le système général qui nous gouverne va entrer dans sa période de décomposition active, qui est une phase absolument nécessaire avant que quoi que ce soit puisse être envisagée quant aux conditions de l’avenir. En frappant le principe de l’“information officielle” qui justifia à l’origine la création de divers réseaux du système, Wikileaks et les événements qui accompagnent sa dernière action frappent l’un des centres fondamentaux du système nerveux du système. On ne dit pas une seconde qu’il s’agisse explicitement du but recherché par les acteurs humains de la pièce mais on fait l’hypothèse que ce sera le résultat obtenu, et on laisse ainsi le champ libre à l’hypothèse de forces supérieures qui orientent décisivement ces diverses actions dans un sens qui conduit de plus en plus au paroxysme de l'affrontement décisif.
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